Émotions et technologies

 

En 2014, lors de mon Master en Architecture de l’Information à l’ENS, j’ai eu l’occasion de co-écrire avec Mathilde Buleté-Herbaut cet article, publié sur la plateforme hypothèses : ici.

 

La naissance du rapport Homme-Machine

Au début de la technologie grand public, l’approche était technocentrée. En d’autres termes, l’accent était mis sur les prouesses technologiques et les progrès du matériel informatique en général. Ce n’est que plus tard que l’on s’est inquiété de la principale raison d’existence des ordinateurs : ses utilisateurs. Après tout, à quoi sert une technologie parfaitement fonctionnelle, mais proprement inutilisable ?

Pour aider à l’utilisation du matériel informatique, il a fallu prendre conscience des différences entre les utilisateurs. Elles sont de quatre ordres :

  • Les différences physiques. Certains utilisateurs souffrent de handicap, pour autant ils ne doivent pas être limités par celui-ci lors de leur consultation.
  • Les différences de connaissances et d’expériences. Un novice et un utilisateur expérimenté n’auront pas la même approche ni les mêmes difficultés
  • Les différences de caractéristiques psychologiques. Certains sont plutôt visuels ou auditifs, d’autres plus logiques ou intuitifs, d’autres encore analytiques ou synthétiques.
  • Les différences socio-culturelles. On pense par exemple au format des dates, à la signification des symboles ou des couleurs.
Les utilisateurs


Tous les utilisateurs n’ont pas les mêmes facilités
Crédits de l’image : JGI/Jamie Grill

Le respect des différences des utilisateurs, et l’amélioration de leur confort d’utilisation sont les principes de l’Interface Homme Machine. Cette discipline, parente de l’ergonomie, a plusieurs avantages et inconvénients. La prise en considération de l’utilisateur est un processus particulièrement coûteux qui nécessite une approche précoce, méthodique, et expérimentale. Elle est particulièrement chronophage, mais indispensable pour obtenir un produit final utilisable. L’IHM n’est pas une opération esthétique de l’écran. Ce n’est pas une affaire de bon goût ni de bon sens ou d’intuition, mais le résultat d’analyses précises.

L’évolution de la perception de l’utilisateur

Tout système informatique (ordinateur, smartphone, borne interactive) implique une interaction avec un utilisateur. Les formes que cet échange de données peut prendre ont beaucoup évolué dans le temps.

Des années 1970 au début des années 1980, l’interaction entre la technologie et l’utilisateur passait par un langage codifié. Il était difficile de se l’approprier et même de l’utiliser. L’usage était plutôt réservé aux ingénieurs et aux informaticiens, et l’expérience utilisateur n’était pas prise en compte.

Interface Windows


Crédits de l’image : Planet Botch

Des années 1980 à 2000, l’interface graphique fait son apparition. L’utilisateur peut interagir avec les technologies via la forme WYSIWYG (« *What you see is what you get* », ce que vous voyez est ce que vous obtenez). Les fenêtres, les icônes, les menus et le dispositif de pointage sont l’évolution vers une prise en considération de l’utilisateur pour lui faciliter l’usage. La technologie est rendue accessible et universelle, c’est la naissance de “l’informatique grand public”. Le prémisse [métaphorique](http://www.mykeymouse.fr/P2-9.html) de la “fenêtre” commence le début de la relation entre réel et virtuel.

Dans les années 2000, apparaît le terme “expérience utilisateur” (en anglais “*user experience*”, abrégé UX), qui tente de qualifier le bénéfice et le ressenti de l’utilisateur lors d’une manipulation d’un objet fonctionnel ou d’une interface homme-machine.

De nos jours, nous créons des “interfaces utilisateurs naturelles” (en anglais “*natural user interface*” abrégée NUI). C’est une interaction émergente qui induit que l’utilisateur fasse usage de plusieurs de ses sens. Microsoft a mis au point en 2008 le Gustav Project. Le principe de cette interface naturelle est de proposer à ses utilisateurs l’équivalent d’une toile pour peinture à huile en version numérique. A l’aide d’un stylet en forme de pinceau et d’un écran tactile incliné, l’utilisateur pouvait ainsi réaliser des huiles numériques. Ce principe d’interface naturelle est à l’origine de la console produite en 2004 par Nintendo : la DS (Dual Screen). Elle offre une expérience de jeu à base d’interactions tactiles. Aujourd’hui, on peut considérer les tablettes graphiques comme une cousine lointaine de ces interfaces naturelles.

La technologie comme une expérience

Aujourd’hui, nous n’utilisons pas la technologie, nous vivons avec elle. L’interaction avec la technologie implique les émotions, l’intellect et les sens. Pour cette raison, ceux qui conçoivent les systèmes interactifs doivent être en mesure de comprendre et d’analyser l’expérience émotionnelle produite par la technologie. Que nous soyons charmés ou indifférents à la technologie, celle-ci est profondément ancrée dans notre expérience quotidienne.

Spotify personnalisation


Propositions personnalisées de Spotify

Spotify suit la vague des émotions pour la placer au cœur de ses propositions. L’application proposée permet d’écouter de la musique en ligne, et d’avoir accès à une médiathèque gigantesque. Pour se démarquer de ses concurrents et fidéliser son public, elle fonctionne sur un double système de recommandations. D’un côté, Spotify propose à ses utilisateurs un ensemble d’albums et d’artistes allant de pair avec ce qu’ils ont écouté les jours précédents. La personnalisation va jusqu’à proposer à l’écoute des morceaux adorés un temps, et oubliés depuis plusieurs jours ou plusieurs mois.

Spotify playlists


Playlists ambiancées de Spotify

D’un autre côté, il est possible de consulter des playlists, choisies pour les émotions qu’elles font ressortir ou les situations qu’elles illustrent. Dans son système de découverte, Spotify propose ainsi un ensemble de musiques pour organiser un dîner romantique, se concentrer sur son travail, ou extérioriser un moment de colère. Cette option de l’application est nouvelle dans le sens où elle apporte un facteur humain très fort à l’écoute de la musique. Les utilisateurs sont plus enclins à s’offrir un abonnement musical illimité pour un service de recommandations qui répondra à leurs attentes émotionnelles, plutôt que pour une “simple” médiathèque dépourvue de publicités.

Moodagent


Plugin moodagent Moodagent

Dans la même veine, et c’est là sans doute l’inspiration de cette mise à jour de l’application, on citera [MoodAgent](http://www.moodagent.com/). Un plugin dépendant de Spotify qui propose des playlists sur quatre humeurs : la colère, la sensualité, la tendresse ou la joie. En alliant recommandations musicales basées sur le goût et sur les émotions, on pourrait imaginer d’autres applications s’appuyant sur l’humeur de leurs utilisateurs.

L’application Fitbit connectée au bracelet personnel du même nom, a, par exemple, créé un véritable lien avec son utilisateur. En se plaçant comme un véritable coach virtuel, elle avertit son possesseur qu’il n’a pas pratiqué d’activité sportive depuis un certain temps, et lui propose des exercices adaptés à une reprise progressive. L’utilisateur n’est plus simple consommateur de son produit technologique. Il en est le co-constructeur par des modifications progressives en fonction de ses besoins. La prouesse technologique n’est plus totalement suffisante à la réussite d’un produit. Ce qui en fera le succès, c’est l’expérience qu’il créera auprès de son utilisateur.

L’avenir de la technologie émotionnelle

Nous sommes aujourd’hui à un tournant de la conception orientée utilisateur. Quelle sera la place de l’émotion dans la technologie de demain ?

L’évolution du design d’interface

Matias Duarte, vice-président du design chez Google parle d’une nouvelle ère du design. Il présente une nouvelle façon de penser les interfaces et les interactions dans les applications que nous utilisons et touchons chaque jour. Les membres de son équipe réinvente la perception abstraite des interfaces. Ils souhaitent y amener plus de réalité et donc plus d’intuitivité. En imaginant chaque interface comme des objets tangibles, ils instaurent des règles calquées sur le réel pour rendre les interactions plus naturelles. L’équipe parle de “papier magique” ou encore de “matériau métaphorique”. On appelle cette tendance le “material design”. Même si celle-ci existe déjà, on peut imaginer qu’elle va révolutionner la conception des interfaces à venir, et l’empathie vis à vis des utilisateurs. On en vient à une conception totalement intuitive et rejoignant les règles existantes de notre monde physique. Petit à petit les limites tendent à disparaître entre les interactions réelles et virtuelles.

L’intelligence artificielle

On peut s’attendre à une nouvelle révolution de la conception orientée utilisateur avec le géant Google. Il s’est développé un laboratoire de recherches en innovation robotique et intelligence artificielle appelé Google X.

Quelle sera la croissance des AI (ou intelligences artificielles) dotées d’intelligence émotionnelle ? Jusqu’où pourront-elles reproduire nos émotions et nos interactions ? Seront-elles capables d’entretenir des relations plus personnelles avec nous ?

Récemment, vous avez peut-être entendu parler des nombreuses intelligences artificielles disponibles sur le net,  et avec lesquelles vous pouvez tenir une conversation. Pour l’avoir testé nous-mêmes, cette intelligence est surprenante et vous tient effectivement la conversation.  Vous pourrez essayer par vous-même avec Evie (http://www.existor.com/) en français ou George (http://chat.jabberwacky.com/george) en anglais.

Existor Evie


Crédits de l’image : Existor

C’est une expérience unique qui vous offre une véritable émotion face à la technologie : elle vous fait rire, vous surprend, vous vivez un véritable échange. Toutefois celle-ci a ses limites et est loin de reproduire parfaitement les êtres humains dans toute leur complexité.

Depuis 1950 le “Test de Turing”, imaginé par Alan Turing, consiste à mettre à l’épreuve les intelligences artificielles. Pour le réussir, elles doivent parvenir à convaincre une équipe de juges qu’elles sont humaines au long d’une conversation de cinq minutes. Pour la première fois le 7 Juin 2014, Eugene Goostman (http://www.princetonai.com/) a passé avec succès ce test, en convaincant des chercheurs qu’il était un enfant de 13 ans.

On peut s’interroger sur l’orientation des recherches sur les intelligences artificielles-émotionnelles. Serait-ce un moyen de sortir des milliers de personnes de la solitude ? Un parfait compagnon de vie ? On ne peut s’empêcher de penser aux séries “Real Humans”, “Extant » ou au film “Her », dans lesquels les humains entretiennent des relations sentimentales avec des intelligences artificielles.

Film Her


Humanoïde et un système d’exploitation, HER

Dans ces fictions, de nombreux problèmes éthiques et des questions existentielles sont soulevés. En effet les cerveaux humains ne sont pas comme les ordinateurs. Il s’avère que la conscience humaine émerge d’un corps complexe ayant une interaction profonde avec un monde riche l’environnant.

 

Emotions et technologie, un duo à développer

Oscar Wilde a dit : « C’est le mérite de la science, d’être exempte d’émotion. » L’informatique et les émotions sont deux notions qui n’ont de prime abord aucun point commun. Pourtant les relations nouées par ces deux concepts sont nombreuses. La détection et l’interprétation des signes émotionnels par la machine. La prise en compte des variations émotionnelles de l’utilisateur. La simulation d’émotions chez la machine. Nous nous dirigeons vers une inter-compréhension de plus en plus poussée entre l’homme et la machine.

C’est dans ce sens que va le travail d’un architecte de l’information, la facilitation de l’utilisation des technologies par les êtres humains. Ce travail inclut les variations des émotions et la prise en compte des différences.

Mathilde Buleté-Herbaut & Lucile Hertzog